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Jean-Philippe ROUBAUD
Peindre le dessin
Texte de Estelle Epinette
Il est, ce qui est de nature à être dessiné, et il est, ce qui est de nature à être peint.
L'acte de peindre a toujours suivi et jalousement contenu l'acte de dessiner.
Alors que se passe-t-il lorsque l'artiste Jean-Philippe Roubaud décide de peindre le dessin.
Acte I - la Genèse pour exister
Tout commence par l'imbrication du procédé de la peinture et du fait du dessin.
L'artiste s'oblige à restreindre les moyens du process et réduit l'acte à son plus petit appareil pour n'en garder que l'essentiel.
La rencontre a lieu à la surface du papier, et témoigne de la présence de l'eau _ élément premier au sens du fond et de la forme _ et la présence de la poudre graphite1 _ élément second dont le minerai définit la matérialisation du langage.
Ainsi sommes-nous en surface de ce qui fût _ l'avant, et en vision de ce qui sera _ l'après.
Répétant le geste minier par un travail de grattage et de recouvrement, Jean-Philippe Roubaud cherche le volume dans l'épaisseur et la masse du papier, pour collecter l'empreinte de la construction mentale. Mort au principe de mimesis ou de trompe-l’œil !
Capté par l'empreinte, photographié par l'image : il est en présence. Mythique voyageur faisant le lien entre le monde des hommes et les profondeurs oubliées de notre mémoire primaire, la pieuvre disperse dans un geste réflexe la géométrie.
De sa simple austérité, la figure médusée de l'animal/artiste peint le dessin d'un territoire hostile à la nature humaine, plus encline aux mirages de la peinture illusionniste. Dans l'effet simultané d'une apparition/disparition du jet d'encre ou jet de sels d'argent, l'animal interroge le possible dessin. L'amoncellement obscur de petits grains, pris dans le réel par le geste de l'artiste, révèle une vérité.
Par la genèse fût la géométrie. Non dessinée, mais bien construite, en présence et matérielle. Non à la surface, mais au dos, nichée dans le tréfonds, abîme à laquelle nous n'avons pas ou plus accès.
Acte II _ du chaos au corps construit
Laissons-nous emporter dans les abysses et retrouvons nos compagnons de voyage, à l'heure de notre état/étape unicellulaire, celui-là même du commencement de notre possible évolution.
Les œuvres de la série Souvenir des mondes flottants, Abysses sont l'expression de l'état de mutation, dont chaque nouvelle circonvolution, entraîne dans son mouvement l'empreinte du réel et la trace du résiduel.
Fantômes, chimères, la poésie organique qui se dégage des ces sirènes est tout à fait séduisante, à les en croire fantaisistes et excentriques.
Une matière vivante descellée, non pas par une archéologie des fonds marins, mais possiblement créée de toute pièce, le résultat d'un patchwork 2 improbable de différentes appendices. Ainsi elles sont la marque subsistante de notre mue.
Du chaos nous passons au corps construit, et de la trans-mutation nous accédons à la trans-historicité.
Acte III _ la périphérie du vivant
De ce que dit Jean-Philippe Roubaud, la peinture est dans l'illusion, contrairement au dessin qui lui, agit telle une morsure du visible dans le réel.
La série des vases est un ensemble de natures mortes au sens littéral qui nous parle d'un état de vie dans une acception différente de celle que l'entend le genre humain.
Fixées dans un temps passé, elles existeraient sans mensonge ni mirage. À l'instar de la photographie, ces natures mortes reproduisent une version de la réalité. Photocopie d'une photographie d'un tableau, elles sont l'empreinte résistante d'un réel ; à l'égal de la géométrie, elle aussi reproductible du fait de la nature intrinsèque de son langage.
Ainsi une fois le vocabulaire de la construction acquis, la nature morte donnerait accès à différents réels afin d'en fixer des images sans simulacre, et ne saurait prendre forme qu'à la périphérie du vivant.
Acte IV _ le palais mental
Ne pas se faire prendre au jeu illusionniste de l'image. Évidemment les dessins peints de Jean-Philippe Roubaud sont citationnels. Qu'ils soient issus d'ouvrages scientifiques de la faune abyssale ou simple phénomène mémoriel qui place l'artiste dans une historicité, une filiation artistique, la question est de savoir comment échapper au télescopage des sources, au grand carambolage.
Peut-être en faisant les dessin du dessin. Fixer un cabinet de curiosité qui, en soit, fixe les différentes figures de ce que nous nommons communément réel. Replacer la multiplicité existante dans nos salons en créant des inter-relations par un astucieux et savant collage exiguë défiant toute logique historique ou lecture chronologique, préférant le face à face d'objets identifiés, du moins identifiables, voir à l'utilité certaine mais non acquise.
Jean-Philippe Roubaud fait une mise en vitrine de ses collectes. Artefact produit de la nature ou objet manufacturé relégué à l'état de nature, un paysage mental se dresse derrière la vitrine du cabinet de curiosité comme une allégorie à la trans-historicité.
Tandis que la géométrie revient à la surface, replacée au devant par la structure de la fenêtre, celle-ci induit un acte contemplatif et mélancolique.
Par le dépôt sédimentaire de la poudre de graphite, la transformation joue du simple contraste du noir et du blanc pour ne garder que le résidu du Grand œuvre 3, matrice du principe de vie nécessaire selon Jung dans le développement de l'âme humaine au sein des mondes de matières.
1 graphite : espèce minérale qui est, avec le diamant, la lonsdaléite et la chaoite, l'un des allotropes naturels du carbone. Cet élément natif se trouve surtout dans les sédiments de métamorphisme régional mais qui, selon les roches, peut se former aussi à partir du charbon organique, du magma ou par réduction des carbonates. C'est le minéralogiste allemand Abraham Gottlob Werner qui a inventé le terme « graphite » en 1789, s'inspirant du grec γράφειν (graphein = écrire). (source Wikipédia)
2 patchwork : technique de couture qui consiste à assembler plusieurs morceaux de tissus de tailles, formes et couleurs différentes pour réaliser différents types d'ouvrages. Par analogie, le mot s'emploie aussi pour un assemblage d'éléments hétéroclites.
3 Grand œuvre : Le Grand œuvre en alchimie est la réalisation de la pierre philosophale, susceptible de transmuter les métaux, de guérir à coup sûr et d'apporter l'immortalité. Le grand œuvre est l'œuvre de toute une vie, souvent la plus renommée, d'un artiste ou d'un penseur.
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Portrait chinois
interview par Marlène Pegliasco
pour SMARTY Magazine
-Présentez-nous votre parcours.
Mon parcours me parait à posteriori toujours un peu bizarre, il est à la fois linéaire et sinueux.
Avant d’envisager cela comme projet de vie, mes premiers amours artistiques, encouragés par mes parents étaient le quattrocento et la bande dessinée. Tout petit, ils me laissaient dessiner dans les musées de Florence et j’ai eu ma première heure de colle à cause du livre « ils sont moches » de Reiser que j’avais amené au C.P.
Ça marque un homme.
Ensuite un bac artistique puis les Beaux-Arts à Valence et la Villa Arson à Nice. Tout cela peut paraître assez droit et basique mais en fait ma formation a toujours été un peu chaotique.
J’étais curieux de tout.
J’ai commencé par me former à la sculpture sur Pierre puis ensuite à la peinture et j'ai aussi gagné ma vie en faisant un travail de restauration de tableaux et de plafond ancien. Le tout en menant une carrière artistique en binôme autour de la question de la peinture.
Il y a cinq ans cette collaboration (de 15 ans) a pris fin, et là s’est opéré une révolution Copernicienne. J’ai refondé ma pratique en reprenant tout à zéro. On peut dire qu’après toutes ces circonvolutions je suis revenu à mes premiers amours, bref à l’os de ce qui m’anime depuis mon enfance, le dessin.
-Quelle place tient le dessin dans votre création.
À vrai dire depuis cinq ans il n’y a que lui.
Le dessin lui-même est devenu le projet à part entière.
Pour qu’il n’y ai aucune ambiguïté, j’ai réduit ma technique au graphite (poudre ou crayon) travaillé à sec ou en phase aqueuse systématiquement sur du papier.
Bref... pas de couleur, juste des valeurs.
Pour moi le dessin contient toutes les possibilités du corps et de tous les autres arts, architecture, sculpture, peinture, écriture, mathématique…. Il est le projet, le dessein mais n’est pas que le point alpha de toute pratique. Il est le geste primordial celui qui innerve tous les arts mais doit tendre à en être un geste terminal aussi.
Par exemple.
Le dessin ne fait exister la lumière que par contraste, il ne fabrique que le sombre et du coup il s’est tapi pendant des siècles à l’ombre de la peinture. De mêmes par sa fragilité, il ne peut prétendre goûter à l’éternité de la sculpture, mais le monde a changé, les regards et les systèmes de conservation se sont modifiés. Il ne construit rien, il n’est qu’un plan, mais à l’époque ou une imprimante laser construit une maison la question de construction, de volume et de matérialité est bien plus ouverte.
Je pourrais continuer encore longtemps… mais au final il est toujours là.
Le dessin par sa simplicité est un terrain de jeu infini. Sa simplicité apparente, c’est sa force et quoi que l’on dise il est présent partout.
J’ai la chance de vivre dans une époque qui comprend et encourage ce mouvement et cette prise d’autonomie de ce médium.
-Quelles sont vos inspirations.
Assumer totalement le dessin en tant que pratique unique ça ne veut pas dire que je suis recroquevillée sur ma mine de crayon. Non au contraire je regarde avec une nouvelle acuité tout ce qui constitue les arts en général.
On peut même dire que c’est eux qui me nourrissent.
Néanmoins pour faire simple on peut dire que mes deux tableaux préférés sont « les époux Arnolfini » de Jean Van Eck et « le retable d’Issenheim » de Mathis Grünewald.
Que ma première émotion artistique a été « le Persée » de Benvenuto Cellini à Florence.
Que le travail de Gerhardt Richter est pour moi un modèle d’intelligence et de beauté.
Que « moi ce que j’aime c’est les monstres » de Emil Ferris est une Bande dessinée merveilleuse et que j’ai appris à dessiner en copiant l’œuvre de Jean Giraud (alias Moebius)
Que j’aime passionnément le travail de dessinateur contemporain, tels que Robert Longo, Vija Celmens, Jean Luc Verna, Jérôme Zonder ou Abdelkader Benchama...
Mais de toute manière la liste est beaucoup trop courte...
-Si vous étiez en dessin.
Je triche un peu mais je choisirai une aquarelle, « la grosse touffe d’herbe » de Albrecht Dürer. Une déclaration d’amour éclatante à la puissance de l’art, La transfiguration du banal à l’état brut, l’univers sur une feuille de papier mais de manière modeste, loin de tout tapage. Pouvoir regarder cette œuvre me touche toujours autant, c'est « L’infini à la portée d’un caniche » comme disait l’autre.
-Votre technique préférée ?
Je crois que c’est assez clair graphite sur papier.
-Quel est votre support le plus insolite pour créer ?
Désolé je suis un garçon assez monomaniaque du papier. En fait ce qui est peut-être insolite vraiment, c’est de l’utiliser comme je le fait parfois tel des volumes ou des architectures et de structurer l’espace avec ce support.
-Dessiner c’est comme.
Être Sisyphe, travailler tous le jour et recommencer au matin.
Mener une guerre que l’on ne gagnera jamais, mais malgré tout… livrer bataille la fleur au fusil.
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