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"Haro sur le rat,

histoire d'un chef-d'œuvre abandonné"

 

Numa Hambursin

— Cannes, 2019

 

        Il y a bien longtemps, j'ai contracté en Afrique une vilaine fièvre, en une forme imparfaite et sournoise, indécelable sur l'instant, mais dès lors implantée en sommeil dans mes tissus. Deux fois par an, je perçois les signes de son réveil inquiétant, un écho lointain dont je discerne les symptômes, l'engourdissement de mes membres qui se conjugue à l'incapacité de saisir les écarts de température de mon environnement. Je redoute cette apparition comme je l'espère. Le protocole est consigné désormais. Je rentre chez moi au plus vite, et ne veux être dérangé par quiconque pour quelque raison. Personne n'est autorisé à me voir, enfants, parents, amis, femmes. Je désire être seul et vivre seul ma descente infernale, qu'une présence même sincère affadirait par l'orgueil d'une décence nucléique. Un dernier verre avant la nuit, quand l'épuisement s'empare de mes muscles, un grog le plus souvent, un whisky s'il le faut. Le combat contre les démons se poursuit jusqu'à l'aube, réminiscences épouvantées, délires enfiévrés, Tentation de Saint-Antoine, visions spectrales, philosophies chimériques, parchemins en peaux de monstres où s'étreignent passé et futur en rut. Je me lève le corps endolori, comme au sortir d'un effort physique furieux, et pourtant miraculeusement reposé. Apaisé aussi, plus intelligent que la veille. Mes draps sont trempés de sueur, à croire qu'un orage a traversé la chambre.

 

Je crois de plus en plus que les meilleures préfaces sont celles qui ne contiennent qu'une seule idée. Nous suivons notre chemin, qui longe la rivière trop profonde, nous faisons une pause, ça et là, pour cueillir une plante aromatique ou jeter un caillou dans l'eau sombre, nous évitons les détours qui éloignent du bruit du courant. Trois mois que je n'arrive plus à écrire une ligne, et c'est à Jean-Philippe Roubaud d'en faire les frais. Est-ce ce travail cannois ? Est-ce l'absence de mes chers pins clapiérois ? Est-ce l'hiver qui, chaque année, contracte mes dernières cellules grises ? L'idée du texte, celle qui trace son chemin sur les bords de la rivière, refusait de me rejoindre. Hier, je me suis couché avant même le soleil, après une journée-couloir digne de l'administration territoriale. Aucun symptôme ne m'avait prévenu. Certes, ce ne fut pas une nuit dessinée par Füssli, mais je retrouvai certaines de mes apparitions. Un nom propre dominait mes songes, celui d'un joueur de rugby, sport que je ne regarde plus et qui ne m'intéresse plus. Bastareaud. Oublions le personnage, je ne sais rien de lui. Bastareaud. Bâtard. Basta. Haro sur le rat. Dans mon rêve, un rat aux yeux exorbités et injectés de sang s'avance vers moi. Il va se jeter sur ma gorge, il a les dents jaunes et décharnées, il salive un liquide opaque. Je suis paralysé, comme nous l'avons tous été dans un cauchemar, incapable de fuir, ou simplement de bouger. Il saute, ses griffes répugnantes en avant ; d'un geste implacable, je l'attrape à l'arrière du crâne, son poil sale et rêche, je l'étrangle, ses yeux toujours plus ardents sortent de leur orbite sous la pression, ses pattes convulsent, sa bave me coule sur les mains. Je me réveille. Le rat, c'est mon impuissance à écrire. L'idée du texte, la seule que je sois capable de suivre, c'est l'impuissance.

 

Tout a commencé par une journée ensoleillée de vernissage à la Villa Domergue. J'ai écrit là-dessus un paragraphe bouleversant dont je dois faire le deuil : mon ordinateur a planté, rien n'était enregistré – ce ne peut être un hasard – à l'exception de cette première phrase : « La vie est bien étrange » ne cessais-je de me répéter pour exorciser l'embarrassante séquence. Je découvrais alors mes nouvelles fonctions cannoises, cette demeure fantastique où je n'avais encore jamais mis les pieds, et l'exposition qu'il m'incombait en quelque sorte d'inaugurer. Avez-vous connu ces instants que l'on traverse à l'extérieur de soi, en portant un regard plein de mépris sur son propre personnage ? C'est dans la petite salle-à-manger, ornée de fresques charmantes – peut-être ce qu'il fit de mieux – réalisées par Domergue, que je découvris les dessins de Roubaud. Le sujet, comme il m'apparut avant examen, avait tout pour me plaire : une femme nue, de dos, les formes généreuses, tenant un poisson à l'épaule, pagre ou denti. Le caractère éminemment classique du dessin, pour ne pas dire léché, me repoussa d'instinct, en digne représentant de l'art contemporain international. Le beau métierest douteux quand on ne connait pas son auteur. La distance que nous instaurons avec une figuration bien faiteest mécanique, presque innée, tant nous avons appris à nous en méfier. On me présenta l'artiste, mais sans lui dire qui j'étais. Il marmonna poliment et s'éloigna, happé ailleurs. Puis il revint, sans doute mieux informé, et m'expliqua par le menu les ressorts conceptuels de son travail, sans me convaincre pleinement. Qu'importe, ses dessins m'avaient amadoué et commençaient à me plaire. Je retiens de cette journée la subtilité avec laquelle Jean-Philippe parvint à m'épauler dans ce moment délicat. Il y a une qualité que l'on ne souligne jamais assez chez les artistes qui réussissent : leur intelligence. 

 

 

Diplômé de la Villa Arson, à Nice, Roubaud est un vrai azuréen, né à Cannes, vivant au Cannet. Pendant près de dix ans, de 2006 à 2015, il évolue dans le cadre d'un duo artistique avec Cynthia Lemesle. Ils obtiennent ensemble un large succès d'estime pour leurs travaux à quatre mains. Cette pratique, qui permet sans doute d'éviter les écueils de la création solitaire, n'est pas sans risque. Que faire si le couple symbolique divorce ? Que serait devenu Gilbert sans George ? Il y a trois ans, si peu, Jean-Philippe Roubaud est reparti de zéro, ou presque, comme un jeune artiste débutant. Cela ne manque ni de panache, ni de bêtise. J'ai essayé de l'interroger sur cette décision qui ressemble à l'abîme. Mais il reste évasif, comme sa biographie, un trou noir de dix ans au cœur des années décisives. J'aime bien cette fêlure. J'aime les parcours titubants. Roubaud engage une course contre le temps dans une arène où la flânerie est interdite, où les paliers doivent être franchis à intervalles incompressibles. C'est l'occasion de me livrer à une pratique interdite au critique : la divination. Roubaud parviendra-t-il à une reconnaissance de son travail à un niveau national ? Je l'espère, mais il faudra se battre pour s'extraire de la glu des Alpes-Maritimes. Une intuition me taraude, qui ne s'appuie que sur elle-même. J'imagine Jean-Philippe Roubaud créant, dans quelques décennies, arrière-grand-père, une œuvre merveilleuse, allons-y !, un chef-d'oeuvre. Un dessin ? Une fresque ? Un chef-d'oeuvre seul, peut-être inconnu, caché au public, attaché aux voûtes d'un vieux château ou d'une église oubliée, comme les peintures du Maître d'Elmelunde sur l'île de Møn ? Ce n'est pas beaucoup, à nos yeux contemporains, et c'est immense. Il faudra une opportunité, celle qui n'arrive au mieux qu'une fois, le destin, il faudra se départir des chaînes, il faudra accepter de ne pas jouir du fruit du triomphe, il faudra être génial et tout perdre pour des guenilles, il faudra mourir malheureux. Un chef-d'oeuvre abandonné, quelle chance...

 

 

Les dessins de Roubaud parviennent à une forme de miracle hollandais : ils peuvent plaire aux amateurs d'art les plus réactionnaires sans détourner définitivement les partisans d'un art contemporain radical. Pour les uns, la beauté exquise du trait, pour les autres, un dispositif en trompe-l'oeil gorgé de signifiants et de concepts qu'il exprime par ailleurs. Ce numéro d'équilibriste est un tour de force qui va bien au-delà de la posture. Si toutes les séries ne parviennent à me convaincre – je suis peu sensible aux assiettes brisées, souvenirs de voyages ou portraits de dictateurs, ainsi qu'aux grands papiers roulés devenant palissades, colonnes et installations – les dessins érotiques, les polaroids et surtout les paysages inspirés des imageries du passé me laissent parfois sans voix. Prenez ce grand dessin qui se déploie à la manière des cartons pour tapisserie de Goya, destinés à la chambre à coucher de l'infant du Prince des Asturies. Oubliez son titre en clin d'oeil arty, Limitation du paysage, oubliez les tissus bouffants du premier plan, oubliez les bandes à la Buren et le discours qui les accompagne, oubliez son vis-à-vis dans l'exposition, tout en noir, oubliez les bienséances de l'art contemporain. Regardez la majesté de ces collines, l'élégance de ces arbres aux formes fantastiques, ces voiliers à peine esquissés qui croisent dans la anse, admirez ce désert terrestre et allégorique, sentez la présence de Grünewald et de Patinir, un souffle davantage qu'un empire. Il faut être un sacré artiste pour faire un truc pareil. Imaginez maintenant cette même œuvre sans les artifices, un soir, nue et contemporaine, quand elle aura trouvé son sujet. Certains écrivains le cherchent toute leur vie, certains critiques aussi, apparemment. Parfois la rencontre a lieu, et l'histoire s'écrit : The Road, Cormac McCarthy.

Un jour, Jean-Philippe Roubaud trouvera son sujet, et nous aurons un chef-d'oeuvre. C'est là sa malédiction.

 

 

PS : Ce texte terminé, je constate que l'un de mes collaborateurs porte un polo de rugby. Il est écrit dans son dos Mathieu Bastareaud.

Numa Hambursin est auteur, critique d’art et commissaire d’exposition français spécialisé dans l’art contemporain. Directeur artistique du Carré Sainte-Anne de Montpellier de 2010 à 2017, un lieu consacré aux expositions d’art contemporain. En 2012, il est nommé directeur artistique de l’espace Dominique Bagouet à Montpellier, consacré à l’art régional du XIXè siècle à nos jours. En 2014, il est nommé co-directeur du projet pour le futur musée de Montpellier. Après une démission remarquée en 2017, il se consacre la création d’une nouvelle fondation d’art contemporain privée à Montpellier : la Fondation Helenis GGL. De 2018 à 2021, Il est directeur du nouveau Pôle Art Moderne et Contemporain de la Ville de Cannes. En 2016, il publie « Journal d’un curateur de campagne », un recueil de ses textes critiques, qui évoque les enjeux et les difficultés de l’art contemporain en région. En 2018, il est Lauréat du Prix AICA France de la critique d’art pour sa présentation de l’oeuvre de Marlène Mocquet.

 

Depuis 2021, il a pris la direction du Mo.Co, Montpellier Contemporain.

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