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"Le dessin, tout le dessin,

rien que le dessin"

 

Bertrand Cochard

— Cannes, 2023

 

               La légende de Dibutade, fille du potier Butadès aussi appelée Callirrhoé de Sicyone, relatée par Pline l’Ancien et immortalisée par Jean-Baptiste Regnault dans son tableau L’Origine de la peinture (1785), fait les délices de tout bon conteur : il y est question d’amants éplorés, d’une ombre fugitive saisie au vif sur une paroi, comme une flamme qu’on refuse de laisser mourir, d’un père s’appropriant l’invention de sa propre fille, etc. Mais la puissance singulière de ce mythe lui vient davantage de ce qu’il met en scène un oubli : la tradition a cru y lire l’origine de la peinture ou de la sculpture quand il y était évidemment question de l’origine du dessin (le skiagraphia, ou « dessin d’ombre ») et, pour peu que l’on cède au plaisir de l’exagération, de l’origine même de l’art.

 

Telle une ombre, justement, Callirrhoé hante le travail de Jean-Philippe Roubaud et permet d’expliquer son choix d’utiliser exclusivement le médium du dessin et la technique du graphite. Car lorsque Roubaud fait allusion à la fille du potier, il ne fait en somme que réitérer un memento mori : en oubliant qu’à l’origine de l’art il était question d’ombre, et d’une tentative d’ailleurs perdue d’avance pour capter un instant dont il ne resterait que la forme ou le contour, les artistes peintres, sculpteurs, architectes, tous les Butadès de ce monde se sont lancés dans une vaine quête d’immortalité. À coups de glacis, de vernis, de burin, ils ont cherché, comme le père de Callirrhoé, à soustraire leurs travaux à l’usure du temps, à faire œuvre. Et si les préraphaélites pouvaient penser que la dégénérescence de l’art avait commencé avec Raphaël, on doit ici admettre que le déclin a commencé bien plus tôt, qu’il a presque été contemporain de sa naissance même. Dès l’instant où le père de Callirrhoé a décidé d’appliquer de l’argile au skiagraphia de sa fille et, l’ayant fait sécher puis cuire, de ranger ce bas-relief aux côtés de ses poteries, il a singulièrement transformé le rapport de l’artiste au temps. Avec Butadès, l’artiste s’est mis à regarder vers l’avenir, obsédé par la trace qu’il allait laisser plutôt que par celle qu’il devait conserver ; quand sa fille, plus mesurée, lui enseignait au contraire – leçon qu’a parfaitement retenue Roubaud – que le geste artistique ne consiste jamais qu’à capter un instant qui, comme tout être et toute chose, finira par disparaître.

 

C’est humble et grandiose à la fois : à l’origine de l’art, il y a deux surfaces frottées l’une contre l’autre et un dépôt de matière faisant comme nous tous l’épreuve de l’hémorragie du temps ; il y a une tentative désespérée pour garder l’ombre et produire de la lumière en retranchant du blanc ; il y a aussi et surtout l’indice que l’artiste n’est pas dupe de ce qu’il fait et qu’en fin de compte tout cela n’est que vanité.

 

Jusqu’au XVIIIe siècle, le dessin, lesté par cet oubli, a peiné à trouver son autonomie : transversal à tous les arts, mais toujours à titre de croquis, de modello, il n’était guère qu’un « dessein », c’est-à-dire une manière pour l’artiste de mettre sur papier ou sur toile l’image mentale qu’il méditait, afin qu’elle ne s’estompe pas et ne disparaisse à jamais, comme l’amant de Callirrhoé. Il a ainsi fallu attendre le XVIIIe siècle pour que le « dessein » perde son second « e » et conquiert sa dignité dans le vocabulaire et dans la pratique en devenant « dessin », et pour que l’on distingue ainsi clairement l’oeuvre autonome du simple projet pour un tableau en cours de réalisation.

 

Aujourd’hui, le dessin semble même connaître une seconde naissance, comme si son histoire était destinée à se poursuivre. Mais je crois qu’on aurait tort de ranger Didascalie 6 dans une telle histoire, celle du renouveau du dessin contemporain et de la figuration. Par son attachement exclusif au dessin, ses memento mori, ses vanités, et jusque dans la scénographie cyclique de l’exposition, Roubaud indique vouloir retourner à l’origine de l’art. « Je suis en bas, je suis le patron », m’a-t-il confié avec malice.

 

Pas question d’inventer de nouveaux imaginaires, de « disrupter » les codes esthétiques, de « faire bouger les lignes », de se faire le porte-voix de quiconque, et de risquer d’atteindre ce point tragique qui transforme les révoltes en conformismes. Son exposition me semble au contraire être la preuve que Roubaud a pris la mesure de la situation historique que nous vivons, et que seul le dessin, avec sa fragilité essentielle, son côté « tragique et funeste dès le départ » (pour reprendre ses mots), peut pleinement exprimer. Dans une époque historique unique, où l’humanité est exposée à l’éventualité probable de son terme, il y a presque quelque chose d’indécent à concevoir des oeuvres encore faites pour durer. Roubaud donne au contraire l’impression d’avoir intégré ce qu’il en était de penser et de créer sous la condition de notre commune disparition.

 

Durant l’un de nos entretiens, il m’a pourtant confié, au détour d’une phrase, qu’il songeait à ses successeurs. Peut-être était-il à ce moment-là victime de cette illusion qui nous vient directement des contes de fées de notre enfance, dans lesquels l’histoire se termine bien, avec des artistes qui vécurent heureux et eurent beaucoup de successeurs. Jean-Philippe, encore un effort pour dessiner sur les parois de ton atelier l’ombre d’une humanité qui s’éteint.

Ancien élève de l’École normale supérieure de Lyon, Bertrand Cochard est agrégé et docteur en philosophie.

Il enseigne la philosophie esthétique à la Villa Thiole, à Nice. Il a récemment publié Guy Debord et la philosophie (Hermann, 2021) et prépare un ouvrage critique sur les séries (Vide à la demande, à paraître aux éditions L’Échappée au printemps 2024). Il est membre actif de l’association « Lève les yeux ! Pour la reconquête de l’attention ».

extrait du catalogue Didascalie 6 À l’ombre de la lumière

Bernard Chauveau Édition

Dépôt légal : novembre 2023 

ISBN : 978-2-36306-348-9

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