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"Raconte-moi l'impossible,

J-P Roubaud ou le dessin fragment"

 

Amélie Adamo

— Cannes, 2023

PROLOGUE

 

Il est né de l’ombre.

D’avant les millénaires de peintures. D’avant les couches de vernis

qui craquellent. D’avant les séductions de la couleur. D’avant

les illusions lumières.

Il est né d’un fond inconnu.

Caverneux. Immémorial.

D’un unique dépôt de noir. Fragile vérité tracée à main nue.

Il est le désir suspendu contre la marche du temps.

 

Empreinte indélébile. Fantôme vivant. Des coeurs attrapés dans

ses filets noirs.

Qu’il vienne des parois d’une grotte ou des murs d’une cité

antique qu’importe. C’est sur l’envers de nos têtes qu’il se fixe

à jamais.

Il est le désir fou de vouloir durer.

La réponse de l’homme au grand vertige.

Grigris de grisailles. Magie blanche et noire. Conjureur de sort.

Il ne dit rien.

Il souffle.

ACTE 2 — DE BATTRE LE COEUR…

 

C’est une histoire de révélation. Sont apparus les traits

d’un visage sous un voile, se sont entrouverts les volets clos

d’un retable.

Et puis soudain de battre le cœur a commencé.

C’est une histoire d’ode à la vie. D’une présence qui se lève

pour se re-présenter à nous. De mondes qui s’éveillent.

C’est une histoire de lunes romantiques. De paysages

tempétueux ou vibrants de lumières. De ciel en fusion et

de mines enfouies dans la gorge du temps.

C’est une histoire d’illuminations souterraines.

Une cosmogonie revenue des décombres. Un labeur

clair-obscur à la lente alchimie.

C’est une histoire de magies d’arcanes de mystères.

Peu importe qu’on sache le simulacre. Les outils du crime

planqués dans le tiroir. Peu importe qu’on sache que ce n’est

qu’un jeu. Que tout peut s’effondrer comme un château

de cartes.

Qui a dit que ça n’existait pas ? Qui a dit que nous

étions mortels ?

Le costume du démiurge se porte si bien. Sur les ruines des

temps modernes, déguisés on s’amuse à recoller les morceaux.

Qu’importe qu’on voie les fissures.

C’est une histoire de refaire corps de refaire sens

C’est une histoire de croire

Qui a dit l’impossible ?

Dessiner. C’est allumer sa clope avec le soleil.

ÉPILOGUE

 

Là où il naît il meurt et puis renaît

Son histoire n’a de fin

Il va et vient de routes en contre-allées

Revient à la lumière et disparaît dans l’ombre

Oubli mémoire présence absence

Il joue à saute-mouton avec l’aiguille du temps

Il est un fantôme aux mille visages

Un enfant ? une femme ? un vieillard ? Qu’importe

Vélasquez ? Bellotto ? Fragonard ? Courbet ? Qu’importe

Ses traits se refondent au feu de la matière

Il est le désir incarné qui traverse le vertige du vide

Il est une figure monstrueuse qui n’existe pas mais se lève

pourtant dans nos yeux ébahis

Il est le cœur qui bat alors que rien ne bouge

Sous les débris de mille tentatives

Sous les amas de fulgurances et d’erreurs

Il est le cœur qui bat alors que rien ne bouge

Une présence folle

Parfaitement impossible

ACTE I — SOUVENIR DE TERRE

 

C’est une histoire au goût de terre. Une fiction qui est allée se

salir les mains dans la gadoue du réel. Gratter la surface du bout

de la mine pour voir ce qui se trame en dessous.

C’est une histoire de non-savoir. Une main qui cherche des

choses enfouies. Comme un archéologue fouille le sol. Comme

un gosse triture la terre pour ramener à la vie quelques

trouvailles secrètes. Des trésors fossiles.

Sous chaque ligne ? Un fantôme à exhumer. Remonte

à la mémoire. Par traces. Par fragments. Fixés sur une surface

blanche. Comme des restes sur une nappe après un repas

de fête.

C’est une histoire d’ailes de papillons épinglés sur la peau

du temps. De la poudre plein les doigts quand on touche.

Une nature morte vivante pour toujours.

C’est une histoire à pas y croire. Une histoire de rêves qui

dorment debout. D’horloges qui tournent à l’envers.

C’est une histoire de mise au carreau. De mise en morceau.

De mise au tombeau.

Et si tu délimitais d’un trait ce qui n’a pas de limite ? Juste un

peu pour voir.

C’est une histoire à mordre la poussière. À soulever le cœur.

Sous chaque trait ? Le corps d’une réalité tranchante. Lisse et

froide comme de l’acier inoxydable. C’est comme ça. Nous nous

effritons comme de vieux vases en terre. Rien de nouveau dans

nos histoires d’os. C’est une ronde enivrante qui ne s’arrête pas

de jeunes filles et de squelettes dansants.

Et si tu me re-racontais encore les âges de la vie ?

Juste un peu pour rire. Un grand fuck à la mort.

ACTE 3 — QUAND LE CIEL AUX PAROIS DE NOS TÊTES

 

C’est une histoire d’arrachement à l’intérieur de nos têtes.

D’émiettement d’aveuglement. De boîtes noires de chambres

froides.

Notre mémoire s’étire comme un trop long couloir. Des restes

de souvenirs tentent de s’agripper aux parois. Mais la photo

jamais ne tient tout se déchire tout se délite.

C’est une histoire de main. Une empreinte revenante. Le désir

fou sublime d’une Fabrique à images. L’attrape-forme de ce

qui s’échappe.

C’est une histoire impossible. Une odeur de soufre. À foutre

la nausée. Un grand brasier de charognes d’étoiles atomisées

de dieux déchiquetés.

C’est une histoire de fleurs pour raviver les tombes de nos

croyances déchues

Ressusciter l’Azur à coups d’aérographe et de morceaux de scotch

Que dans la nuit poudreuse renaisse à l’horizon une mince

ligne claire

C’est une histoire de mensonges qui ont le goût du vrai. Des

morceaux de papier frais comme la rosée

Ressusciter l’Azur à coups d’aérographe et de morceaux de scotch

Qu’en un regard nos crânes se muent en une voûte étoilée

Qu’y chantent Ptolémée Centaure Cariatide Sirène Chimère

Anges ou Démons qu’importe tant que nos yeux voient se

pousser des ailes

C’est une histoire de lien. Refaire de nos carcasses seules

de vastes constellations. D’un point à un autre. D’une âme à une

autre. Et rallumer le feu.

Amélie Adamo est auteure, critique d’art et commissaire d’expositions indépendante. Depuis l’obtention de sa thèse en histoire de l’art contemporain, qui fut l’objet d’une publication aux éditions Klincksieck, ainsi que d’un essai aux éditions Galilée, elle contribue à la rédaction de nombreux catalogues d’expositions et textes pour des revues spécialisées, dont le magazine L’ŒIL. Attachée à défendre le travail d’artistes émergents mais portant aussi un regard sur l’oeuvre d’artistes de renom, elle orchestre des expositions, en galerie ou dans des institutions muséales, dont l’intérêt porte essentiellement sur la peinture figurative, y interrogeant les questions de mémoire, de métissage et d’hybridation.

extrait du catalogue Didascalie 6 À l’ombre de la lumière

Bernard Chauveau Édition

Dépôt légal : novembre 2023 

ISBN : 978-2-36306-348-9

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